Nous avons vécu un autre épisode encore. Près de la route où nous marchions vers
l'arrière, un homme sortit de sa ferme, muni d'une canne, qu'il abattit aussitôt sur nos
têtes. La colonne s'écarta loin dans les champs, mais il nous poursuivit et beaucoup
furent touchés. C'est ainsi que nous arrivâmes un soir, fatigués, à HAM, dans un camp
entouré de barbelés. La nuit était froide et nous étions à l'air libre, et ne pouvions même
pas nous asseoir, vu que le lendemain, le sol était blanc de givre. Mais cela également
fut passager. Et nous arrivâmes à RETHEL. On nous chargea dans des wagons à bestiaux,
et la nuit nous arrivâmes à ROUEN où, dans une caserne, nous avons au - moins pu nous
coucher sur de la paille, dans des écuries.
C'est là que je fis la connaissance de mon ami FLEIS, d'Obernai. Ici, il échangea sa
montre contre un morceau de pain et quelques pommes de terre. Il m'en donna un peu
et je lui en étais très reconnaissant. Comme déjà dit, je n'avais rien à échanger et la faim
était grande. La ration journalière consistait en 1/4 de pain et, pour 2, une boîte de
sardines. Au bout de 3 jours on nous a de nouveau fait monter dans des wagons à
bestiaux, pour la dernière étape, vers ST. RAMPERT. Nous ne nous sommes pas,
bien sûr, intéressés au voyage et aux régions traversées, je ne peux me rappeler que d'ORLEANS. Il faisait déjà assez froid et nous avions fait du feu dans le wagon.
Mais comme il n'y avait pas d'évacuation pour la fumée, il nous fallait ouvrir pour ne pas étouffer.
Nous arrivâmes à ST. RAMPERT vers les 10 — 12 décembre. Au mois, le chemin de croix et la faim se terminaient. On nous a logés dans un ancien couvent. Là, il fallait doucher avec de l'eau pratiquement froide, et on nous a donné du linge frais ainsi que des habits militaires français.
Depuis longtemps déjà, nous avions perdu les prisonniers Allemands lors du passage
dans un camp. Ici, la nourriture était un peu meilleure. Celui qui avait de l'argent, pouvait l'échanger et s'acheter du pain.
Ici, j'ai rencontré OBERST Emile, VOLCK Albert et l'instituteur VORWALD qui, ayant été
capturés par les Anglais, furent immédiatement libérés. D'autres Ersteinois prisonniers
depuis plus longtemps, nous rejoignirent et furent libérés avec nous.
A ST. RAMPERT, s'imposa la latrine - minute, car le pain mou ne laissait pas aux gens
le temps de descendre les escaliers. Le lendemain à l'appel, des corvées étaient mises
en place.
Enfin l'heure de la délivrance. A Noël 1918 un transport, mais cette fois dans des wagons confortables, nous amena à COLMAR où on nous donna les papiers pour la libération.
Le même jour, soit le 27 décembre, nous arrivâmes à ERSIEIN où ma famille m'accueillit
avec grande joie. En captivité, nous devions envoyer une carte rouge aux parents.
Cette carte arriva 15 jour après moi.
14 juillet 1919
Avant de commencer un nouveau chapitre, je ne veux pas rater l'occasion de vous parler du 14 juillet 1919, car, une fois seulement dans ma vie, j'ai participé à un cortège. Nous étions quelques camarades et nous avons assuré sa partie humoristique. Sur une voiture plateau, nous avions monté un vieux moulin à grains en bois. A l'aide de celui-ci, nous avons soufflé de la balle de colza sur le public dans les coins du cortège.
C'était la rigolade pour tous. Moi, je chevauchais le boeuf, en pantalon blanc, redingote
noire et chapeau — claque, le visage grimé comme celui d'un clown. Nous avons donné à manger, auparavant, un pain trempé dans du vin au boeuf. Rassemblement sur les prés du Bruely. C'est là que le boeuf s'anima brusquement, me projeta par — terre et décrivit de grands arcs autour de moi. Sur mon injonction : « Hans, viens là ! » il s'arrêta, et je pus de nouveau l'attraper. Il marcha ensuite dans le cortège , sans la moindre résistance. Un autre, de Krafft, a également participé en chevauchant un bœuf : ARNOLD Louis.
Autant que je me souvienne, étaient avec nous : KOSTANZER Lucien, GRASS Louis et Charles, WOERTH Louis, HEYM Jules, FISCHER André, et WISSMANN Ernest. FASSEL Léon m'avait fabriqué une paire de gros éperons en fer — blanc.
De retour à la caserne
Je n'étais pas particulièrement réjoui, quand il s'agissait, pour nous Alsaciens de la classe 1919 de redevenir soldats et de servir pendant 4 mois et 5 jours. Nous étions fiers d'être les premiers conscrits d'après guerre chez les Français, en 1919, en pantalon blanc et béret bleu-blanc-rouge. Nous devions rejoindre en février 1920.
J'étais affecté à BELFORT, au 35ème R.I. stationné caserne FRIEDRICH. Nous, les Alsaciens, n'avions pas le droit de sortir souvent, car les 3/4 du temps il y avait des grèves à Belfort. Ainsi, nous restions dans nos chambres et chantions des chansons populaires, parmi lesquelles des chansons de soldat allemandes. Un beau matin, à l'appel, l'officier nous tint un discours à ce sujet. Il nous a dit, entre autre, : Vous n'avez pas le droit de chanter « La Garde sur le Rhin », mais vous pouvez chanter « Fillette, je t'aime ».
Hospitalisation
Des 4 mois et 5 jours, j'ai passé 11 semaines à l'hôpital. J'avais un mauvais abcès avec fistule au colon et devait être opéré. Comme au bout de 15 jours je me suis fait porter malade, on m'envoya à l'hôpital. Chaque matin, la visite passait et on devait se mettre debout au pied du lit. Un médecin civil qui était chirurgien, accompagné d'un médecin militaire et de deux infirmières. A chaque nouveau, on demandait ce qu'il avait.
Comme je ne connaissais que quelques bribes de français, je me suis donné beaucoup
de mal pour me faire comprendre. Quand c'était mon tour, on me demanda : ( en français
ndt) « Qu'est ce que vous avez ? » j'ai répondu( en français ndt) « J'ai mal à mon 'cul' ». Le médecin : ( en français ndt) « Montrez — moi votre mal ».
Je me retournai, fis tomber mon pantalon et me baissai tout en pensant : voilà mon 'cul'.
Cela, évidemment les fit rigoler, mais moi, cela m'était égal, la guerre nous avait vraiment
blindés. La première lettre envoyée de l'hôpital à mes parents commençait par : Je me
porte bien, sauf ma p... à.... Là, je ne voulais pas être explicite.
Au bout de 15 jours, ils voulaient m'opérer, mais j'ai refusé l'opération. Je pensais
toujours me faire opérer à Strasbourg à l'occasion d'une permission dominicale.
Une fois, j'avais la feuille de permission en main, mais n'ai pas pu partir à cause d'une
grève.
Comme j'ai refusé l'opération, on m'a immédiatement renvoyé au régiment. Ma fistule me gênait de plus en plus, ce qui fait qu'au bout de 8 jours je me suis de nouveau porté malade. Cette fois, on m'a engueulé à la compagnie, et davantage encore à l'hôpital, où j'ai immédiatement dû signer pour l'opération. Je voulais tout — de — même rentrer en bonne santé à la maison.
Au bout de trois semaines donc, le lundi suivant le dimanche In Albis, on m'a opéré.
L'opération a duré près de 3 heures, j'ai dû jeûner pendant 6 jours, et on m'a mis avec
les gravement malades. Mais grâce à ma forte nature, cela allait mieux de jour en jour.
Dans la salle où je me trouvais, on ramenait les post - opérés. Beaucoup d'entre eux
avaient souffert d'une appendicite ou d'une hernie, et quelques recrues
d'une pleurésie. Il y en a aussi quelques uns qui sont décédés à coté de moi.
Souvenir de chambrée à l’hopital
Ici, je veux vous parler de ce qui s'est passé à l'hôpital pendant j'y étais. Le sol de
l'hôpital était recouvert d'un parquet qu'il fallait cirer tous les jours et ensuite le frotter
pour le faire briller. Ce brossage était généralement fait, tant bien que mal, par les
soldats malades. Il était exécuté de façon suivante : Une brosse était fixée au pied,
puis, brossage avant-arrière, jusqu'à ce que ça brille. Moi aussi, je l'ai fait une fois,
pour avoir du mouvement. Comme, à un moment donné, j'ai frotté à coté d'un lit et
sous ce dernier, il se produisit un craquement. Un malade qui était parti à la visite
avait posé-là deux pistolets remplis d'urine, qui sont partis en éclats, et le liquide
s'est répandu sous les lits. Pour m'excuser, j'ai pris un air bête et disparus.
Il m'a paru surprenant d'avoir un ennemi dans cet hôpital. Un maréchal des logis chef
avait de l'animosité à mon égard. Pourquoi ? Parce que j'étais Alsacien ? Ou voulait-il
que je le salue ? La nourriture, pour ceux qui n'étaient pas alités, était distribuée
derrière une verrière. C'est là qu'on se servait lui et moi. J'entendis appeler
derrière moi et quand je me suis retourné, je le vis derrière moi avec un couteau tiré.
Pourquoi ? Dorénavant, je me méfiais, car je suppose que ce type était à moitié fou.
Encore un autre épisode. Au bout de 15 jours ou 3 semaines après l'opération, j'ai pu
rejoindre les convalescents au 1er étage. Je crois que j'étais le seul Alsacien parmi les
12 ou 13 hommes de la chambrée. Nous étions jeunes et turbulents, aussi nous nous
défoulions le soir, avant de dormir, en faisant des batailles de polochons. Bien sûr,
j'en étais. La chambre comportait 2 fenêtres des 2 cotés, et un poêle au milieu. Mon
lit était contre le mur sans fenêtre. Après qu'on m'ait jeté un polochon, je l'ai ramassé
et l'ai renvoyé à l'adversaire.
Ce dernier se tenait coté fenêtres. Il se baissa, et déjà c'était arrivé. Le projectile fit
voler en éclats deux carreaux, et resta accroché en l'air, prêt à se défenestrer. Et on
entendit tout de suite crier d'en - bas, car dans la cour se tenaient le Capitaine et
la Principale de l'hôpital. Et maintenant ? Jamais encore les Français n'étaient aussi
rapidement au lit qu'à ce moment là, et tout était parfaitement silencieux. Aussitôt,
le Capitaine et la Principale, plutôt énervés, arrivèrent dans la chambre. Il dit
( en français ndt) : « Qu'est - ce que c'est çà ? Qui a fait ça ? ». Aucun des Français
n'a bougé. A ce moment, je devais être assis dans mon lit, pâle comme un mort et
j'ai dit : ( en français ndt) « Mon Capitaine, je suis Alsacien, je ne peux pas bien parler
français. Nous avons joué avec les polochons. J'ai jeté et cassé la fenêtre, je paie
la vitre. » Il cria aussitôt ( en français ndt): « Rien à payer, toute la chambre, pas
de convalescence . » Après cela, les Français vinrent vers moi et louèrent mon
courage. Le lendemain, je me suis levé à 4 heures pour ramasser les tessons de la
fenêtre.
Cinq jours plus tard, j'ai été libéré avec trois semaines d'avance. Le jour de ma
libération, je crois que c'était le Lundi de Pentecôte, mon père et ma soeur vinrent
me rendre visite. Ma soeur m'avait ramené un gros bouquet de fleurs, dont je fis
cadeau à l'infirmière. Cette dernière me gronda et dit : ( en français ndt)
« Filou ». Je souris et pris congé. Mon père voulut rester encore 2 jours, car notre
ancien voisin Alfred CARL. habitait rue des Travailleurs et nous sommes allés chez lui.
Je ne voulais pas rester plus longtemps, et nous rentrâmes le jour — même, car,
et je n'ai pas honte de l'avouer, le mal du pays me tourmentait. A la maison j'allais
de temps à autre chez le médecin à cause de ma blessure, et au bout de 3 mois
elle était totalement guérie.
Jean Paul FASSEL